Une majorité des histoires du design situent les débuts de la discipline au moment de la révolution industrielle. L’utilisation massive de la machine, l’automatisation et sa contrepartie, la standardisation modifient considérablement les modes de production et de consommation et font émerger des questions qui n’avaient jusque là pas lieu d’être.
Ce repère, largement partagé, est cependant discutable, car on peut aussi dire que le « design » (au sens de conception) existait bien avant la révolution industrielle et même depuis que les hommes ont fabriqué leurs premiers outils.
La plupart des historiens font remonter la naissance du design au moment de la révolution industrielle :
- Stéphane Laurent, Chronologie du design, 1999 (commence en 1740)
- Jocelyn de Noblet, Introduction à l’histoire de l’évolution des formes industrielles de 1920 à aujourd’hui, 1974.
- Alexandra Midal, Design, introduction à l’histoire d’une discipline, 2009.
- Bernard Stiegler, « Quand s’usent les usages, un design de la responsabilité ? », entretien avec Catherine Geel, Azimuts n°24, 2004.
D’autres se posent la question, comme Raymond Guidot ou Ettore Sottsass, d’autres encore, le regrettent, comme Andrea Branzi*, d’autres enfin affirment qu’il faut remonter bien au delà comme Victor Margolin
* « L’histoire du design elle-même est toujours restreinte à ce qu’on appelle le design industriel, c’est-à-dire cette activité particulière de création et de production née dans le contexte de la révolution industrielle, et caractérisée par la production en série et l’utilisation de technologies avancées. L’histoire du design commencerait donc au cours du XXe siècle et exclurait totalement les trois millénaires antérieurs. […] En séparant l’histoire du design et l’histoire (bien plus ancienne) des objets, on sépare aussi les évènements de l’histoire qui les a précédés, asséchant ainsi les composantes anthropologiques et les traditions qui sont le plancton au milieu duquel évoluaient les objets anciens et qui constitue le liquide amniotique dans lequel les objets contemporains se forment et ancrent leur indiscutable capacité d’attraction sur tous les marchés du monde. » (2007/2009, p. 10)
- Andrea Branzi, Qu’est-ce que le design ?, Gründ, 2009, p. 9-10. Le texte complet de l’introduction est disponible en suivant ce lien.
- Stéphane Vial (Le Design, 2015), de son côté, constate ce repère commun mais en propose un autre, qui est celui de la naissance du projet, à la Renaissance.
Voir aussi : http://www.articule.net/2019/05/27/raymond-guidot-aux-origines-de-la- production-de-masse/ (articles liés).
Il faut noter cependant que, même quand le repère de la révolution industrielle est partagé, tous les auteurs n’ont pas exactement la même interprétation des faits.
Un autre aspect important des origines du design est aussi celui de sa géographie. Le design est en effet souvent envisagé quasi exclusivement comme un phénomène occidental. Victor Margolin, dans son Introduction à l’Histoire Mondiale du Design, tend à corriger cette approche.
On pourrait dire que le design en tant que processus de conception existe depuis que l’homme fabrique des objets mais que c’est au moment de la révolution industrielle que se forme sa pensée, s’énoncent ses principes et sa définition (cf. Bernard Stiegler).
Ou, et pour simplifier encore plus, la révolution industrielle serait le marqueur historique qui distingue le design du design dit « industriel », distinction qui perdure aujourd’hui dans les pratiques, les approches et les enseignements.
Cette question n’est pas qu’une question historiographique car pencher pour l’une ou l’autre des hypothèses induit des approches différentes du design, même si aucun de ces auteurs n’est cependant entièrement rallié à l’une ou l’autre de ces hypothèses.
Une autre solution pour résoudre la question des origines du design serait de dire que le design apparaît avec le mot qui le désigne.
Mais là encore, c’est un peu compliqué, parce que le terme, qui est commun à plusieurs langues, n’a pas exactement le même sens dans ces langues et que son étymologie et son usage varient considérablement dans le temps, et dans l’espace.
Le mot a un sens beaucoup plus étendu en anglais qu’en français par exemple (il est l’attribut d’un meuble ou d’un vêtement, le plan et la conception d’une chose, le style ou l’esthétique d’une chose, un dessin ou un croquis d’étude, un motif décoratif, et enfin l’intention — le dessein — de faire quelque chose).
Bref, sa traduction en français donne souvent le mot « conception » ou « concevoir », ce qui ôte au mot son sens étymologique premier qu’il a conservé en anglais.
Le mot design vient du latin « designare » (marquer d’un signe, dessiner) — que l’on retrouve en français dans le verbe « désigner ».
Giorgio Vasari (1511-1574) Le dessin, père des trois arts :
Pour percevoir l’importance du dessin à la Renaissance et sa signification, la lecture de l’ouvrage de Giorgio Vasari, artiste, collectionneur et historien, les Vite de’piu eccellenti Pittori, Scultori ed Architettori édité en 1550, puis une seconde fois en 1568, est riche d’enseignement. Vasari écrit au sujet du dessin qu’il qualifie de « père de nos trois arts » : « Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, toujours originale dans ses mesures […]. De cette appréhension se forme un concept, une raison engendrée dans l’esprit par l’objet, dont l’expression manuelle se nomme dessin ». Et plus loin : « Celui qui maîtrise la ligne atteindra la perfection en chacun de ces arts […] ». Pour Vasari, le dessin sert de lien entre les trois arts majeurs, et c’est par lui que l’artiste visualise une idée. Le terme italien disegno qui signifie à la fois dessin et projet, ne se traduit en français que par dessin. Dans ce sens, le terme français correspondant serait plutôt dessein. La langue anglaise, plus précise ici, utilise deux termes différents, drawing et design. (Source)
Il est devenu « desseing » en français, « disegno » et italien et « design » en anglais.
Les deux dernières langues ont conservé dans ce même mot les sens croisés de « dessin » et « dessein », l’acte de projeter et celui de donner forme. Pas le français, qui a séparé les deux notions au XVIIe siècle. Alors que l’anglais et l’italien avaient gardé le mot design, le français a utilisé des tas d’autres mots pour essayer de dire la même chose : « arts industriels », « arts appliqués », « esthétique industrielle », jusqu’au magnifique « stylique » de 1994. En réalité, le terme est couramment utilisé en français depuis les années 60, mais son usage laisse prévaloir l’idée du style et de l’apparence esthétique sur celle de la conception, ce qui entraîne bien des incompréhensions sur la pratique et l’enseignement du design.
Latin | Italien | Français | Anglais (Angleterre) | Anglais (États-Unis) | |
« Designare »(marquer d’un signe, dessiner, designer) | |||||
XVIe siècle | « Designo »(Dessin + Dessein > But) | « Dessein »(Dessin + Dessein > But) | « Design »(Plan d’ouvrage d’art) | ||
XVIIe siècle | Dissociation Dessein / Dessin | ||||
XVIIIe siècle | Arts Industriels | Design est introduit dans la théorie anglaise de l’art | |||
XIXe siècle | 1849. Sir Henry Cole,Journal of Design and Manufacture. Premier usage du mot « design » pourqualifier une discipline en train de naître. | ||||
XXesiècle | « arts appliqués » « esthétique industrielle » (Jacques Vienot) « stylique» (Jacques Toubon, 1994) « conception » (INSEE. 2010) « design » | « industrial design » (Raymond Loewy) |
Tous les historiens et théoriciens du design s’accordent sur cette version de l’histoire, seul Vilèm Flusser fait entendre une voix dissidente sur le sujet dans le premier chapitre de sa Petite Philosophie du Design (2002).
« En anglais, ce mot est tout à la fois un substantif et un verbe — détail qui caractérise bien, de façon générale, l’esprit de la langue anglaise. En tant que substantif, il signifie entre autres choses ‘projet, plan, dessine, intention, objectif », mais aussi « mauvaise intention, conspiration », ainsi que « forme, configuration, structure fondamentale », toutes ces significations et d’autres encore étant liées aux idées de « ruse » et de « perfidie ». En tant que verbe — to design — il veut dire notamment « manigancer, simuler, ébaucher, esquisser, donner forme », et « procéder de façon stratégique ». Ce mot vient du latin ; il contient le substantif signum, le signe, dont la très lointaine racine est aussi celle de l’allemand Zeichen. Selon l’étymologie, to design veut donc dire « dé-signer » quelque chose : lui ôter son « signe ».
Vilèm Flusser, Petite philosophie du design, p. 7.
Hormis les circonvolutions françaises, on se retrouve dans le même état de statut quo que précédemment : le mot est bien antérieur à la révolution industrielle, mais son sens (en anglais) se modifie à ce moment là.
Il resterait une troisième partie à traiter dans cette introduction, celle de la définition du design. parce qu’il est normalement d’usage de dire de quoi on fait l’histoire et quelles pratiques on théorise.
Cette troisième partie n’aura pas lieu. Pour deux raisons :
- la première est qu’aucune définition ne fait consensus et qu’il existe autant de définitions valables du design que de versions données par ceux qui auront pris la peine d’en formuler une (linguistes, designers, théoriciens, historiens, philosophes…) ;
- la seconde est que le design se satisfait très bien de son indéfinition, la revendique comme une richesse qui lui permet sans cesse de se repenser. (cit. Catherine Geel).
Nous en resterons donc là en ce qui concerne cette question. Il y a en revanche des tas de choses à lire sur le sujet.
« L’indéfinition, somme toute, ce n’est pas inintéressant même si c’est plus complexe à envisager et à penser. Si l’on n’accepte pas cette indéfinition, l’on passe son temps à reposer les possibles définitions du design, exercices auxquels se livrent tous les ouvrages sur le design, qui au départ tentent à chaque fois d’en donner une définition. »
Catherine Geel, Autour des enjeux de la qualification du design. Mode de recherche, (14), 2010, 23‐31.
Même si le design existait avant sans se dire, la révolution industrielle lui a donné le contexte idéologique, économique et technique pour se trouver un nom et une raison d’être.
La révolution industrielle.
La révolution industrielle est le processus qui fait basculer la société à dominante agricole et artisanale à une société commerciale et industrielle.
Ce qui se traduit par plusieurs phénomènes qui intéressent le design :
1. La production massive de matériaux ferreux, la fonte, le fer puis l’acier, dont l’usage a notamment largement influencé le renouvellement des formes de l’urbanisme et de l’architecture
Ce sont les ponts, qui ont les premiers profité des ces techniques, comme celui dit « de Coakbrookdale » (1779), puis les passages couverts qui enjambaient, couvraient et climatisaient la rue grâce à leur verrière montée sur une armature de métal.
Michel Ragon rapporte dans son Histoire de l’architecture et de l’urbanisme moderne :
« Nous avons vu que, parmi les théoriciens d’un urbanisme moderne et social, l’idée des passages couverts, de la partielle climatisation de la ville, revenait souvent. De nombreux architectes se sont appliqués à amorcer cette climatisation de la ville par des passages couverts où le piéton avait, de plus, l’avantage d’être séparé des véhicules. Idée véritablement très prospective, mais qui, comme celle de l’industrialisation de l’architecture par la standardisation, fut curieusement abandonnée dans les dernières décennies du XIXè siècle.
Le premier passage couvert, à Paris, celui des Panoramas (1800), obtint un très grand succès sous la restauration. On y trouvait des cafés, des restaurants, des magasins de mode, des marchands de musique, des antiquaires, des éditeurs. (…)
Un extraordinaire réseau de circulation climatisée et différenciée des voitures existait donc à Paris, avant Haussmann [MR fait référence à une citation qui précède son texte et qui précise qu’on comptait une centaine de ces passages en 1840]. »
p. 194-195
14 – Inconnu, le Boulevard Montmartre au niveau du théâtre des Variétés et du passage des Panoramas, vers 1820, musée Carnavalet.
15 – L’entrée du Passage des Panoramas de nos jours
On connaît également les travaux des architectes Henri Labrouste (bibliothèque Sainte Geneviève (1843-1850), Bibliothèque Nationale de Paris (1868-1878)) et d’Hector Horeau (qui ne construisit pas grand-chose mais fut le premier à penser les grandes architectures en verre et métal qui firent la gloire d’autres bâtisseurs comme Paxton, Baltard ou Hittorff)*1 et les façades vitrées sur poutrelles de fonte des édifices de l’industriel américain James Bogardus.
*1. cf. Michel Ragon, « Un architecte maudit », p. 202 à 212 de l’Histoire de l’architecture et de l’urbanisme moderne.
2. L’invention de la machine à vapeur et, plus tard, de l’électricité grâce auxquelles se développent les machines et de l’automatisation qui permet d’introduire la fabrication mécanisée en grande série et la standardisation*2 dans un monde encore essentiellement artisanal (même si la fabrication en série existe bien avant cette époque et qu’il existait de grandes manufactures dès le XVIIIè siècle comme la Manufacture de Jouy, et même si le monde artisanal lui-même évolue)*3
*2 Stéphane Laurent signale par exemple dans sa Chronologie du design :
- le dépôt des premiers brevets de la machine à vapeur par J. Watt (1769) ;
- l’invention de la machine à aléser J. Wilkinson et du premier tramway J. Outram en (1775), l’invention du premier métier à dentelle mécanique par Leturc (1776) ;
- l’invention de l’hélice par J.Bramah (1785) ;
- l’introduction de la machine à vapeur dans les filatures de coton (1787) ;
- l’invention de la première voiture à vapeur par R. Trevitick (1802) ;
- l’invention du métier à tisser Jacquard (1805) ;
- la mise au point du premier bateau à vapeur de haute mer par J.-B. Lamarck (1809) et de la première locomotive à vapeur par G. Stephenson (1814) ;
- l’invention de la draisienne par R.-F. Drais (1817) ;
- L’installation à Paris des réverbères à gaz en bronze moulé, premiers mobilier urbain produit en série ;
- la fabrication du premier manteau imperméable par Makintosh (1823) ;
- le dépôt du brevet pour le ciment Portland par J. Aspdin (1824) ;
- l’invention de la moissonneuse mécanique par C. McCormick et des jumelles pour opéra (1824),
- l’ouverture de la première ligne de chemin de fer entre Stockton et Darlington (1825) ;
- l’installation du premier système d’épuration des eaux par Simpton à Londres (1828).
*3 (encart manufacrture de Jouy)
3. L’implantation des usines dans les villes qui modifie considérablement la nature de ces dernières.*4
*4 cf. Lewis Mumford
C’est dans ce contexte d’avancées technologiques, mais aussi de luttes sociales* et de débats esthétiques* que se forge le sens moderne du mot design.
À ce moment, le design est en effet tiraillé entre trois grandes tensions, pas toujours conciliables :
- l’alliance créative avec la production industrielle standardisée ;
- l’utopie sociale dirigée contre les excès de l’industrialisation ;
- la guerre des styles.